LABO # 1, JOUR # 2. Aller plus loin. Des ordres et des jeux.


 JOUR # 2.

 16 mai 2012.

 

L’idée est d’aller un peu plus loin que le premier jour. Mais un peu moins que le 5e (jour). En prenant garde à la règle d’or du labo : même violent, il faut que ca reste un jeu.

Après l’échauffement (assorti d’une lecture des petites phrases saillantes de la veille) donc, plusieurs manipulateurs se focalisent sur un manipulé. 

JEU #1 : LA MARIONETTE HUMAINE (ou, « Je te plie »)

Appliquer un mouvement sur le corps du manipulé.

Pas d’intention particulière ; juste, provoquer un déplacement.

Du bout du bras vers le centre, par exemple.

Pour le manipulé, les réponses sont des choix.

Impression d’avoir affaire à un exercice de self-défense.

Le manipulé doit garder son centre.

Les manipulateurs cherchent à l’excentrer.

« Il y a des zones ou tu sens que tu peux te laisser faire. Et des endroits où ton corps n’a pas d’autre choix que d’avoir une réponse ».

Le manipulé sera balloté, mais il n’est pas « mou ». Il relâche certaines parties de son corps, d’autres pas. Peut décider de « donner un bras », et « garder » le reste.

De quoi as-tu besoin pour tenir debout (sans t’agripper sur les manipulateurs)?

S’ils te lâchent, tu dois pouvoir rester en équilibre.

Tu es responsable de ta stabilité.

Jusqu’où tu veux être plié(e) ?

Tu tiens sur une jambe pendant longtemps ?

Aux manipulateurs, on dit : commencez doucement, et une fois qu’il comprend, provoquez le un peu…

Ils sont à quatre (manipulateurs) sur Lucien. Le premier applique une torsion sur son bras droit, le second lève son bras gauche en l’air, le troisième s’attaque à une de ses jambes… Marine note que dès qu’Isona est partie à l’assaut de la jambe, le bras s’est durci. Quand elle se trouve à son tour manipulée, elle tente une approche zen façon femme-tronc : « Faut essayer de garder juste le centre et de pas penser aux autres membres. »

La clé du schmilblick, livrée par Alex : « C’est savoir et choisir. Qu’est ce que je donne et qu’est ce que je prends… »

Organiser le reste de ton corps à partir d’un point fixe.

JEU #2 : LE TELEGUIDAGE SUR UN TAPIS.

Disposer sur le tapis d’entrainement des tas d’objets non contondants.

Une corde. Un fauteuil. Un coussin. Des fringues diverses et variées, des chaussures éparses, une passoire, une feuille de papier, une éponge, une boite en fer, un petit rouleau de moquette.

Deux duos (deux guides et leurs « poulains respectifs) vont s’affronter dans une joute pour aveugles et objets.

Chaque guide choisit une série d’actions à faire accomplir à son poulain (sans que celui-ci en ait connaissance). Chaque aveugle sera dirigé à coups d’ordres uniques, un mot à la fois. Le premier qui aura mené à bien la série d’actions imaginée par son guide fera gagner son duo.

Lucien et sa pouliche Elena affrontent Isona et sa pouliche Marine.

Objectif de Lucien (confié dans le plus grand secret à un Alex arbitre et meneur de jeu) : Elena doit découper le papier en morceaux et les mettre dans la boite, attacher le pull noir sur la taille de Marine, et taper Marine avec le tapis. Au moment du coup de moquette, il faut que les papiers soient dans la boite et que le pull noir soit autour de la taille de Marine.

Objectif d’Isona : Marine doit mettre le papier plié dans la passoire, faire de la trompette avec la bouteille et attacher le pull noir à la taille d’Elena. Au moment de la trompette, il faut que le papier plié soit dans la passoire, et que le pull noir soit autour de la taille d’Elena.

Les ordres fusent. « Gauche. Attrape ! Tate ! Espionne ! Vole ! (…) ».

Le combat est acharné, et générateur de fou-rires. Quand Elena mime l’oiseau plutôt que de piquer à Marine le fameux pull noir objet de toutes les convoitises, par exemple. Ou quand les donneurs d’ordres réalisent qu’ils ont imaginé des missions très parallèles.

Le labo a pris des airs de récré générale.

De l’extérieur, on observe la jubilation fébrile du joueur qui a presque gagné.

Tous se sont pris au jeu. En donnant ou recevant des ordres.

JEU #3 : DONNER DES ORDRES POUR DECONSTRUIRE LA REPRESENTATION

L’ordre, toujours l’ordre. Ce sera le thème de la journée.

Un « cobaye » est isolé du groupe. Il ne connait pas le but du jeu, mais est sommé de répondre aux ordres qu’on lui donne :

Lucien obéit à Marine (dans le rôle du metteur en scène).

« Secoue les épaules. Tu renifles. T’as le souffle de plus en plus court. Tu vas te donner des caresses sur le visage, te frotter le nez, te toucher le visage. De temps en temps, tu peux arrêter tout ça, et d’un coup ca revient plus fort comme une vague. Et tu continues au sol. Tu peux finir par taper sur le sol. » 

Lucien a vite senti où Marine voulait aller. A savoir, le faire pleurer. Ou plus précisément, tenter de l’amener sur des actions concrètes, qui laisseront voir au spectateur un homme qui pleure. Un questionnement de metteure en scène : comment diriger au plus juste ses comédiens, en évitant le surjeu ? Leur faire adopter des gestuelles plutôt que de leur demander de traduire des émotions ?

Ce qui implique une décomposition des mouvements qu’on associe auxdites émotions. Elle avait expérimenté le procédé en répétitions. A un comédien qu’elle voulait sensuel, et qui ne trouvait pas l’attitude ad’hoc, elle a demandé de passer sa main sous son aisselle, comme si quelque chose le gênait là. Et a obtenu l’effet escompté.

Les laborantins poursuivent l’exercice, seule la personne qui dirige est désormais informée de l’effet à obtenir. Elle doit s’abstenir de mimer, ou montrer. Demander des actions qui impliquent exclusivement des parties du corps.

Isona dirige Elena.

« Un genou au sol. La main droite à la cheville droite. Regarde la cheville. Les joues crispées, les dents serrées, la bouche un peu entrouverte. Ton dos fait des mouvements du bas vers le haut. Tu sors des petits cris. Tu crispes les pectoraux. Continue bien cette respiration. »

Les spectateurs restent perplexes.

Isona : « J’ai essayé de faire l’inverse de Marine : elle a donné un mouvement, puis placé le corps. Moi j’ai placé le corps, puis donné le mouvement. Je pense que c’est très important le rythme intérieur. Mais là pour moi ça n’a pas marché. »

Lucien dirige Isona.

« Tu vas faire des aller-retours. Tes mains autour de ton nez. De temps en temps tu mets tes mains au dessus de ta tête. De temps en temps tu fais des petits sauts. Le plus haut possible et tu lâches les bras. Quand tu sautes, des espèces de coup de poings. Tu vas marcher, tu t’arrêtes, et tu t’assois par terre. »

Même difficultés d’interprétation des spectateurs.  La même consigne sera donnée plus tard à quelqu’un d’autre.

Elena dirige Marine.

« Prends-toi les bras. Frotte. Tends tes épaules, claque des dents, serre tes fesses ».

Là, en deux ordres (prends-toi les bras et frotte), l’image de quelqu’un qui a froid apparaît clairement. Avant même le « claque des dents » déjà connoté dans le langage courant. Elena écope d’un exercice plus difficile, toujours avec Marine :

« Prend ta tête. Baisse ton bassin. Plie tes genoux. Davantage. Tend une main vers le haut, crispe la, ouverte, regarde  ta main, regarde derrière ta main, mets ta main gauche derrière ta tête, fais une grimace avec la bouche. Faut que je vois tes dents. Fais une grimace. Tend ta main gauche. Plie ton poignet vers le haut. Incline toi vers la droite, plie ton genou droit. »

Les spectateurs-test jouent aux devinettes.

Lucien : « qui se protège du soleil ? »

Il a été induit en erreur par la grimace de Marine, assortie de plissements des yeux. L’intitulé était : « Qui se protège des coups ».

Les uns et les autres n’appliquent pas les mêmes images aux émotions.

Dès lors, comment trouver des mouvements émotionnellement parlants pour une majorité de spectateurs ?

Et par extension, comment fabrique -t-on du théâtre ?

Peut-on dissocier le fond de la forme ?

Ici, on a tenté de demander une forme et on arrive plus ou moins à lire une émotion. Alex y voit plutôt une chorégraphie.

Comment créer une incarnation ?

Si le lien avec la soumission s’est distendu – on use ici d’une certaine neutralité pour donner des ordres à des sujets sans rapport de violence -, on rejoint néanmoins la question de ce qu’est la représentation, avec l’idée d’explorer le distingo entre violence réelle et violence figurée.

Ici, on est clairement dans la figuration.

Dès lors que le sujet comprend où son metteur en scène veut en venir, il n’est plus dans la même innocence.

Rester au maximum dans l’action physique permet d’éviter le jeu.

Un procédé à priori impossible pour les acrobates : « Dans le cirque, tu joues pas, t’es obligé d’être vraiment là. Sinon, tu te blesses. »

Sauf que. Au CNAC, Lucien et Alex ont tous deux appris à tricher. A tronquer le geste, à surfabriquer. Le corps ment aussi.

« Restent ces indéniables moments de disponibilité, de présence absolue, qu’on appelle communément la grâce. Comment arriver à décomposer ça, pour le produire à chaque fois  », interroge la metteure en scène ? Comment arriver à donner les signaux d’une émotions, de façon à ce qu’elle s’imprime, par calques ? »

Quoi qu’il en soit, le bilan est unanime. En matière de figuration aussi, il est plus facile d’être manipulé que de manipuler.

 ***

FAIS-MOI MAL : CHERCHER LES REPOUSSE-LIMITES.

Au début de l’après-midi du 2e jour, la bande se dirige vers une boite noire.

On va y chercher les « repousse-limites », et arriver au « fais-moi mal ».

Repartir de la question originelle : qu’est ce qu’une limite ?

Attentions, toutes les limites ne sont pas nécessairement violentes.

S’approcher de l’endroit où c’est trop

De la production de l’effet « chorégraphique » qui charge l’imaginaire (sans la réalité du coup), à l’acte d’infliger une douleur jusqu’à la limite du safe-word (en l’occurrence, le très universel « STOP »).

S’inventer des situations des gestes assez simples dans lesquels on va tester ses propres limites. Soi pour soi. Avec le concours d’un tiers, si nécessaire.

Miser sur une progression pour voir venir ladite limite.

Jusqu’où ça tient ? Combien de contraintes ? Quelle précision ? Quelle vitesse ? Que se passe –t-il quand on s’approche de l’endroit ou c’est trop ?

C’est quoi « beaucoup » ? C’est quoi « trop » ?

Pour un jongleur, ça pourra être, 9,10, 11 balles.

En général, on recherche le « toujours plus ».

A quel moment on accepte de renoncer ?

Quand commence –t-on à basculer dans le trop ?

Quand est-il vraiment temps de s’arrêter ?

Flirter avec la limite, ou tirer sur l’élastique.

Souvent, pour flirter avec la limite, on va mettre en place un principe de répétition, faire un geste, et le refaire en augmentant son amplitude.

Puis se trouver confronté à une nécessaire (et révélatrice) décision :

Arrêter /abandonner avant que ça casse ? Ou continuer au risque de… ?

C’est le principe de l’élastique.

Si tu tires sur un élastique, que tu prends le temps d’étirer… Est-ce que tu arrêtes parce que tu ne veux pas le faire péter ? Est ce que tu pars avec le jackpot, ou est ce que tu reprends ta mise ?

Devant la limite est-ce que tu stoppes, ou est-ce que tu (te) dépasses ?

EXPERIENCE #1 : Tester (infliger) la douleur

Pour le premier exemple, Alex, maître-laborantin, évite, accessoirement, un rapport sexué, susceptible de convier des images violemment connotées ;

il s’en prend à Lucien.

(Se faire) pousser

« Je vais appuyer de plus en plus fort sur le bras de Lucien, et c’est lui qui m’arrête. Sauf si je suis pas capable d’assumer que je lui fais mal. Ca pourra être soit une pression, soit un geste qui se répète de plus en plus. Si j’accélère un toucher léger de l’ordre de la caresse, je vais finir par le pousser. »

Alex s’arrête de lui-même.

Lucien : « Tu ne me faisais pas mal »

Alex : « Moi ça me fait mal ».

Isona s’apprête à s’en prendre à Marine: « La seule pensée de ce que je vais pouvoir faire pour faire mal, est déjà une violence faite à soi-même ».

(Se faire) tirer les cheveux

Isona caresse les cheveux de Marine.

Elle finit pas les tirer par grosses poignées.

Et s’arrête aussi avant que Marine ne se rende.

Pourtant, elle a souffert. En silence.

Pour les autres, le geste est douloureusement connoté.

Encore une fois, l’expérience semble plus douloureuse pour le « bourreau » (et les spectateurs-voyeurs).

La douleur est moindre pour une « victime » qui, n’étant pas prise au dépourvu, s’y prépare. « Et comme tu sais que l’autre n’est pas mal intentionné, tu comptes sur le fait qu’il va s’arrêter ».

On rejoint des enjeux explorés la veille, lors de l’exercice de marche sur le corps. Avec une difficulté supplémentaire pour le responsable de la potentielle douleur : « Ici, c’est plus dur, parce que tu y mets l’intention (provoquer la douleur). Marcher sur le corps reste beaucoup plus technique ».

Alex a déjà fait ces exercices un certain nombre de fois. Et n’a jamais vu personne s’y blesser. « Le corps a mal pour ça. » Prévenir avant la blessure.

(Se faire) mettre le doigt dans l’œil

Il pose un doigt sur l’œil de Lucien, et arrive à ses fins.

Cette fois, c’est Lucien qui dit STOP.

« Mais ça faisait même pas mal, c’était plutôt la peur ».

« On travaille sur la violence, ce serait dommage de se faire violence. »

Certains gestes sont particulièrement efficaces pour donner une image de la violence. Quand Lucien tire vers l’arrière le bras d’Isona, les spectateurs s’émeuvent beaucoup moins.

(Se faire) tordre le nez

Isona s’applique à tordre le nez de Marine, et s’arrête d’elle-même : ça glisse, Isona n’a pas de prise. Marine n’a pas dit stop, pourtant elle a les yeux qui pleurent : « le corps a réagi avant moi ».

(Se faire) trainer par le palais

Lucien s’allonge par terre, et se propose à Alex comme victime consentante.

« Tu vas me prendre par l’intérieur du palais, et tu vas essayer de me tracter. 

– Avec deux doigts ?

­– Non, mets la main. »

Alex s’éxecute. Exécutant sommé de maltraiter son donneur d’ordres.

Très vite, il s’inquiète : « ça va ? »

Lucien insiste : « ça va très bien, ré-essaye. »

Alex déclare forfait : « j’aime pas ».

Qui est la victime ?

Isona n’a pas tellement envie de demander qu’on lui fasse mal.

Mais l’idée, rétorque Alex, c’est d’arrêter avant que ça fasse mal.

Sauf que. Quand les victimes consentantes se prennent au jeu, elles sont tentées d’endurer plus que ce qu’elles n’accepteraient dans le cadre d’une agression « en règle ». La tentation du défi. Tenir. 

Variation #1 : Avec des objets.

Jeux de balles, jeux d’animal (social).

Alex à Lucien : lance une balle sur moi. Sur mon torse.

Lucien a déjà eu l’occasion de tester ce jeu là. Mais avec des armures.

Sans armures, la répétition est plus effrayante. Alex demande grâce.

« J’ai pas peur de la violence du coup, j’ai peur de sa précision. »

EXPERIENCE #2 : Flirter avec la limite par le jeu de l’accumulation.

Isona repère des caisses et des caisses de rallonges en bord de scène, et se met à les accrocher sur Marine. Autour de ses bras, autour de son cou. Elle en rajoute encore et encore. Balance les rallonges de plus belle, sans ménagement. Puis pousse et fait tomber toutes celles qui dépassent.

Woman on a mission. Lorsqu’il s’agit de jouer le jeu, Isona a une démarche des plus déterminées. Elle marque une pause, regarde son « cobaye ». De l’extérieur, Marine reste immobiles, bras ballants, tête baissée, le visage dissimulé derrières des rouleaux de rallonges noires. L’image est très plastique. On serait tentés de dire christique. Version contemporaine laïque.

« C’est quand tu enlèves le tout que c’est le plus déséquilibrant », rapporte Marine. Et le fait de me laisser un moment en plan. Ca faisait un peu humiliant. » Ca faisait humiliant. Mais ça ne l’était pas ?

Variation #2 : Avec la parole.

Jeux de mots, jeux de manchots.

Changement de rôles. Marine prend la place de meneuse de jeu. Elle enjoint Alex de raconter une histoire, n’importe laquelle, sans s’arrêter, tout en respectant les ordres qu’elle lui lance à la volée. « Bouge pas. Les mains dans tes poches. Bouge pas la tête. » Il peine à ne pas bouger, comme à ne pas perdre le fil, passant d’une histoire d’hippopotame au récit d’un spectacle vu à la réunion…

C’est désormais à Isona de subir le feu des ordres de Marine.

Variante : Marine lui donnera autant d’ordres que possible, qu’Isona devra tenir simultanément. « Chante. Secoue les épaules. Mets ton index sur ton nez. De temps en temps au cours de ta chanson, tu comptes. Ton autre bras balance de temps en temps. Tu le tends, puis tu le plies (…) ».

L’accumulation donne à Isona la sensation d’être acculée.

Mais elle joue le jeu. Jusqu’à la limite du possible. 

 ***