Comment j’ai rencontré Lara Croft (et l’espace haptique)
Compte–rendu subjectif d’un Laboratoire de Traverse mené en septembre 2012 sous l’impulsion de Marine Mane / Cie in Vitro.
Par Cathy Blisson, journaliste et auteur « témoin ».
Sous la direction de Miléna Gilabert, danseuse et praticienne somatique.
Avec la participation de Julien Scholl (acrobate), François Chat (jongleur et danseur), Isona Dodero et Marie Seclet (trapézistes), Florian Sevin et Sebastien Denigues (comédiens), Catriona Morrison, Elena Lloria et Pauline Drach (comédiennes), Cynthia Lefebvre (plasticienne, céramiste).
Sur le thème : Du sens du mouvement à l’espace haptique.
Sur la base de questions préliminaires telles que : Comment se construit l’image du corps à travers l’aspect sensoriel du mouvement ? Comment éprouver les lois de la perception, des capteurs vestibulaires de l’oreille interne jusqu’au bout des doigts… Qu’est ce qu’être à l’écoute de son corps ? Comment interroger la mémoire du mouvement en tant que trace ?
Un jour, j’ai rencontré Lara Croft. Pas la vraie, faite de pixels et de sons de synthèse, non. Mais l’inspiration, le modèle humain, de chair et de sang (chilien). Je ne l’ai pas reconnue tout de suite, j’étais à Reims pour un labo de recherche artistique, 10 artistes réunis histoire d’explorer les mystères de l’espace haptique. C’est là qu’elle est arrivée, étrangement familière et néanmoins étrangère. Silhouette féminine sans affectation, démarche sportive, élastique. Miléna Gilabert, chorégraphe et danseuse, venue soumettre à l’expérimentation collective quelques énigmes de ce fameux espace haptique qu’il allait s’agir d’apprivoiser. C’est plus tard qu’elle a raconté, une anecdote au détour d’une pause, et que le goût de déjà-vu a révélé toute sa saveur. Jeune danseuse et étudiante à Paris VIII, Miléna s’était intéressée de près à un certain Alain Berthoz ; un monsieur qui avait fondé son travail sur l’existence d’un 6e sens, le sens du mouvement. Il cherchait, elle avait très envie d’assister à ses colloques et cours au collège de France, elle lui a proposé de prêter son corps à l’expérience, il a accepté. Quelque temps plus tard, un chorégraphe (également infographiste et programmateur) l’a recrutée pour un nouveau chantier dans le même sens (du mouvement). Et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée couverte de capteurs. Pas des capteurs modernes ultra-fins, mais des capteurs vintage d’il y a plus de quinze ans, proéminents, qui, placés entre les cuisses sur un squelette de métal, obligeaient Miléna à adopter une démarche un tantinet baroque. A l’époque, les systèmes de captation restaient l’apanage de boites privées, et au détour d’une séance de motion capture parmi d’autres, Miléna a livré son corps à la constitution d’un répertoire de gestes, qui s’est retrouvé entre les mains de professionnels du jeux vidéo (et plus précisément des développeurs de Tomb Raider). Ainsi est née la Lara Croft faite de pixels et autres images de synthèse, à partir des chutes, roulades, crapahutages à quatre pattes et autres évolutions au sol de Miléna (et des vols d’une seconde danseuse pour les parties aériennes).
De Lara Croft, à l’haptique selon Miléna Gilabert
Ainsi nous trouvons-nous téléportés, par la grâce d’une drôle d’anecdote, dans le merveilleux monde de l’haptique selon Miléna Gilabert. Un sens qui ne se limiterait pas à la science du toucher (largement popularisée par les pratiques haptonomiques qui suggèrent de dialoguer avec bébé ou pépé par le contact affectivo-psycho-tactile), mais se déploierait dans l’espace, d’après un principe développé par le chercheur Hubert Godard. Ex-danseur, celui-ci rencontre là les théories d’Alain Berthoz, en s’interrogeant sur la façon dont un danseur, sur scène, touche le public autrement que par l’interface de le peau ; déclenchant des émotions à travers sa façon de se construire par rapport à l’espace et de s’y investir, qui génère une expressivité. La boucle est bouclée. Car si Miléna provoque plus souvent qu’à son tour des impressions de déjà vu, ce n’est pas pour sa silhouette certes irréprochable mais néanmoins augmentée par les créateurs de Tomb Raider. C’est pour ses mouvements fidèlement repiqués, son allure, sa cadence, qui restent et font résonnance. En nous qui ne la connaissions pas, et en elle, qui vécut la troublante expérience de reconnaitre sa démarche dans une autre enveloppe corporelle…
De la théorie (sommaire) à l’expérience (poussée) : Va y avoir du corps.
Pour partir à la rencontre du sens du mouvement, notre labo ira chercher du coté de l’intelligence du corps (Soma) plutôt que de l’esprit, et du corps sensoriel plutôt que moteur. Parce que l’endroit de la sensation est précisément celui qui convoque une part de fiction, d’imaginaire. Chez Miléna, ça passe par la méthode du Body-Mind Centering (BMC). Une source inépuisable, dit-elle, pour faire apparaître des matières gestuelles en tant que danseuse, travailler l’expressivité d’un personnage aux côtés d’un comédien ou metteur en scène, comprendre en quoi « l’anormale » construction d’un corps de circassien peut mettre en jeu nos lois de la perception…
Car voilà. Berthoz l’avait déjà compris à la fin du siècle dernier. Comme les sportifs (ou les auteurs prenant des notes de façon incongrue, NDLR), les artistes ne sont pas normalement constitués. D’où son étude spécifique de la danseuse (entre autres incarnée par Miléna Gilabert) ou du rugbyman. Chacun développant, à force de pratique monodirectionnelle (ou presque), un certain nombre de modifications physiologiques et/ou neurologiques pas forcément visibles au premier abord. Ainsi en va –t-il du système vestibulaire (souvent résumé à « l’oreille interne »), et des capteurs proprioceptifs (côté cheville, notamment) des uns et des autres, dans lesquels se nichent le sens du mouvement, en combinaison avec le regard et l’ouïe.
Alors, la fine équipe laborantine éprouve ces systèmes. On se déploie dans l’espace, seul ou à deux, non sans concentrer ses sensations sur ce « papillon invisible » parcouru d’opportuns « flotteurs » chargés de nous renseigner sur le sens de nos postures et orientations et de nous maintenir en équilibre. On exerce son regard focal et son regard périphérique sur l’environnement immédiat. On tente de visualiser l’intention qui s’annonce dans l’embryon de mouvement de l’autre, ou le fourmillement dans ses propres talons. De désaxer son corps vers l’avant ou vers l’arrière. De se mouvoir selon un plan sagittal, frontal ou horizontal. On teste l’éloignement/rapprochement par rétroversion, l’œil sur un miroir de poche. On imagine une fusée qui décolle à l’intérieur de son crâne, un lapin qui le traverse de gauche à droite, une mouche qui y volette en cercle.
Entre deux on évoque les manèges de la foire du trône (et autres agrès de cirque), qui vont chercher à perturber l’anneau sagittal (trapèze ou bateau pirate), horizontal (tasses tournantes) ou frontal (mât chinois). Et l’on cherche l’astuce des derviches tourneurs, contre les effets de vertige indésirés.
Le sens du mouvement existe, on l’a rencontré.
Boite à outils grande ouverte, le laboratoire haptique est en marche. Le deuxième jour d’explorations sera sagittal, et frontal. Jouer avec les modes de déplacement sur les deux plans, trouver une liberté dans la contrainte, des variantes à la marche. Courir, s’agenouiller, sauter, faire des bonds, reculer, ramper, basculer par vagues et oscillations pendulaires. Traverser des espace-temps collectifs, « voyager sur le même flotteur » (poésie chilienne). Suspendre, arrêter, geler le mouvement.
Et réaliser que des dominantes se dégagent. La metteure en scène aurait comme une tendance à la sagittalité, quelque chose qui aurait à voir avec la décision, la vitesse, la précision… Fixer un objectif (regard focal), et partir en guerre, bille en tête, non sans entrainer la collectivité. L’acrobate, lui, évoluerait plus volontiers en frontal, plus en rondeur, mouvements d’ensemble et sanguinité englobante. Pas moyen d’ignorer la dimension qui s’ouvre à ce stade. Nos aptitudes haptiques ne seraient pas complètement déconnectées des réalités émotionnelles et relationnelles qui nous façonnent, colorant nos rapports à l’autre et à l’espace… Au même titre que les fonctions qui nous occupent et nous modèlent la structure, dixit l’estimé Godard (Hubert). La somme des micros engagements musculaires qui guident un geste répété peuvent s’avérer potentiellement pathologiques, potentiellement utiles. C’est le syndrome du violoniste, qui développe une asymétrie pas si éloignée de la compensation du porteur de besace en bandoulière, mais néanmoins nécessaire. Si un thérapeute s’amusait à le rééquilibrer, il jouerait sans doute différemment. Et si l’acrobate est plus « cousu » d’un coté que l’autre, montrant quelques signes d’héminégligence, ce n’est sans doute pas sans lien avec les besoins de son répertoire… Ce qui nous ramène incidemment à la démarche chaloupée, hypersexualisée de Lara Croft, née d’un pur problème technique ; l’incongrue présence d’un squelette de métal qui empêchait le modèle Miléna de serrer consciencieusement les jambes…
Et le spectateur, bordel ?
Messieurs-dames, cher public, le spectateur n’est pas privé d’haptique, bien au contraire. Parce que ces corps en déplacement, lui sollicitent la vue, et l’ouïe. Parce que l’adresse sagittale d’un comédien viendra le cueillir au milieu du public qui l’abrite. Parce que son voisin se repositionnera dans l’espace, via un regard de bais. Parce qu’un groupe d’interprètes basculant collectivement en avant (plan frontal) aura toutes les chances de lui transmettre une sensation de vertige. Parce que, si de multiples chaises tombent à la renverse, mais qu’il en reste une, debout, une sensation d’espoir pourra naître à son endroit. Parce que si toute une distribution de danseurs est sur une même matière gestuelle, à l’exception d’un seul, il verra un solo. Parce que si le dit soliste privilégie un regard focal et une attitude sagittale face à quiconque se trouvant sur son chemin, il dégagera sans doute une sensation de (toute)puissance. Bref, parce que l’interprète, selon la façon dont il se positionne et s’engage dans l’espace, viendra faire bouger cet espace intermédiaire que l’on appelle parfois quatrième mur… C’est le principe de la corde de guitare. Tu en touches une, les autres vibrent. Par empathie. En principe. A condition que l’intention soit là, et bien là.
Et si le spectateur n’est pas vraiment configuré pour cette empathie là ? Alors, si ça se trouve, l’haptique lui sauvera sa soirée : parce qu’il fera en sorte d’activer un regard opportunément périphérique. Ou de focaliser sur un point de détail providentiel.
Du sensoriel au sens fictionnel, et retour…
Quel lien, justement, entre l’aspect sensoriel du mouvement tel qu’on a pu l’expérimenter en mode laboratoire, et l’imaginaire qu’on pourra y projeter, de l’intérieur et/ou de l’extérieur ? L’experte ès haptique a pris le large pour la journée au beau milieu du gué (mi-temps du labo), c’est l’heure de la décantation. D’une forme de débrayage. Et à partir d’un texte théorique censé nous amener vers la fiction (« Sens et fiction », de Michel Bernard), la communauté chercheuse replongera dans les mystères de la sensorialité.
Au gré des interprétations du texte (lui même appuyé sur une théorie inachevée de Merleau Ponty, écartant le concept de corps au profit d’une entité désignée comme « la généralité du sensible en soi »), de nouvelles questions surgissent. Les mouvements les plus primaires seraient-ils susceptibles de porter un sens avant même d’être agencés pour produire une forme de discours ? Le danseur qui fait un travail sensoriel porte-t-il une fiction malgré lui ? Si la qualité d’un mouvement opéré sur un plan sagittal a des répercussions sur la perception de cette fiction, peut-on détourner l’imaginaire évident qu’il convoie (utiliser une situation de puissance pour créer une situation de domination, par exemple) ? A partir du moment où une sensation est nommée, quelle sera l’influence de cet énoncé sur la perception de l’événement (et contribuera-t-il à la création d’un nouvel événement) ?
Des images, des figures (sensibles).
De retour au plateau (ou assimilé), l’acrobate prend la direction des opérations. Il s’agira de travailler, par deux, sur des transferts d’appuis. Quelle est la posture que je dégage en m’appuyant sur quelqu’un, et quelles sont les possibilités que ça me crée pour continuer le mouvement ? Pour faire survenir le geste (transmettre le sens du mouvement brut ?), il se servira, comme Miléna avant lui, d’images visuelles et sensorielles. Renverser son corps en deux appuis, « comme pour dissimuler quelque chose, un couteau derrière son dos ». S’appuyer sur l’autre pour aller au sol « comme pour une embrassade qui ne réussit pas », ou aller au corps à corps « comme pour un combat de judo au ralenti ». Une trapéziste conseille alors de remplir les espaces vides, selon la technique « dite du koala ».
La metteure en scène, a elle, eu l’occasion de recourir à des images pour obtenir d’un interprète une posture porteuse de sens. A un comédien à qui elle ne pouvait simplement pas demander d’être sensuel, elle a demandé de se passer régulièrement une main sous l’aisselle, « comme si quelque chose le gênait ». Et réussi à lui faire dégager l’impression de trouble recherchée. Nommer x pour faire naître y… Du pouvoir de générer une sensation par le discours ?
De fil en aiguille, les expériences de ce troisième jour de labo, imaginées par des cobayes volontaires tour à tour autoproclamés A et B, se feront résolument sensorielles. Ledit « A » viendra imprimer une action inattendue sur le corps dudit « B », debout, passif, qui, les yeux fermés puis ouverts, verbalisera ses sensations. « B » se verra ainsi enlacer, effleurer, gratter le crâne, secouer le bras ou attraper la nuque. Il parlera de sentir « du vent, du poids, de la peau qui frissonne et une odeur de frite », « une araignée sur [sa] tête », « une cheville qui craque ». Il se notera plus passif les yeux fermés qu’ouverts, plus disponible aux sensations épidermiques aussi. Les yeux ouverts, avec un champ d’information plus ample, il constatera des sensations multipliées plutôt qu’intensifiées. En se concentrant, B tentera alors de retrouver les sensations qu’il aura pu avoir les yeux fermés. Et se trouvera face à un « conflit » sensoriel. Sentir encore l’empreinte d’une main sur sa nuque, et voir passer la dite main devant soi…
Explorer la torsion.
Mais attention. Le corps ne se sera pas familiarisé avec l’éventail de ses aptitudes haptiques avant d’avoir tâté de la torsion. Et c’est bien ce qui se profile à l’aube de ce quatrième jour de laboratoire. Car si le spectacle vivant a parfois tendance à favoriser une expression scénique autour du plan frontal, les humains qui y travaillent ne sont pas de simples blocs en déplacement. De la même manière que nos sens collaborent, les plans autour desquels on organise nos évolutions dans l’espace fonctionnent de concert. Après avoir éveillé nos systèmes vestibulaires aux propriétés spécifiques du mouvement de type frontal ou sagittal, Miléna « Tomb Raider » Gilabert a bien l’intention de les amener vers une exploration du plan horizontal (dit aussi transversal), gage de mouvements spiralés. Là encore, des images concrètes viennent au secours de la description du mouvement. Pour convoquer une dimension périphérique en gardant une trace de sagittalité, on s’imagine en train de se diriger vers un tram à attraper, et se retourner brièvement vers quelqu’un qui nous interpelle dans la direction opposée (« oui, je t’appelle ! ») : rotation du seul buste, les pieds restant focalisés vers le tram convoité. Au sol, on aide un camarade à « spiraler » son corps, d’après le geste de l’essorage à l’ancienne. A la verticale, on cherche le signe de l’infini, de l’ADN. On fait des 8 avec les diverses parties de son corps, qu’on imagine cerclées de hula hoops. On ferme les yeux pour mieux se raconter qu’ils font eux-mêmes le tour de notre crâne, suivant le même mouvement de hula hoop ; une construction de l’esprit que le cerveau intègre alors comme un mouvement réel, « s’excitant » de la même manière que lorsque l’on tourne sur soi-même. Puis on observe le même mouvement à l’extérieur de soi, en faisant rouler une bille dans un cendrier circulaire ; pour constater que contrairement au mouvement sagittal ou frontal, le mouvement horizontal est le seul qui s’auto-entretient. A condition de le laisser advenir.
Ce plan qu’on dit aussi transversal, ne serait pas tout à fait un plan comme les autres. Mais la dernière dimension à survenir dans le développement physiologique de l’enfant, d’abord sagittal et frontal. Le nourrisson qui part, à quatre pates ou en se dandinant d’une fesse sur l’autre, à la découverte de son environnement, s’avère en effet assez monodirectionnel en un premier temps. Avant d’explorer les multiples possibilités qui s’offrent à son corps. Il se découvre dès lors naturellement spiral, d’après les conclusions d’un certain nombre de biologistes. Comment expliquer, alors, que cette dimension ait parfois besoin d’être réveillée ? Que Miléna Gilabert soit appelée pour réinsuffler du naturel dans la démarche de mannequins à qui on a soigneusement appris à défiler les épaules bien droites, un pied devant l’autre ? Désapprend-on la spiralité à force d’injonctions à marcher droit ? Comme la peur, la vieillesse, ou la détérioration des sens, l’ordre et la « sagesse » nous conduisent-ils à la sagittalité ?
De la concrétude des choses.
Le laboratoire s’achèvera sur des impros et des massages réciproques ; éloge d’une sensorialité « free-style », sachant s’affranchir des frontières imposées, dans le mouvement comme dans l’environnement. Car si la question de l’espace haptique peut ressembler, de loin, à une chose abstraite, elle se déploie au quotidien de manière on ne peut plus concrète. Dans ce qui se joue entre les êtres, dans ce que mes capteurs et mon cerveau repèrent, avant même que l’autre n’esquisse un geste. Dans l’intention d’une posture, d’une respiration, d’une qualité de regard, dans la façon dont je m’inscris dans l’espace de l’autre. A quel endroit suis-je à la bonne distance ? A quel endroit vais-je envahir sa bulle, sa kinésphère ? Où en sont les limites, comment accorder les deux « membranes », créer un territoire commun ?
Et l’inconscient dans tout ça ?
C’est là, à partir d’un territoire – haptique – commun justement, que chacun s’approprie la boite à outils. Là que survient le débat :
– Qu’est ce qu’on fait là dedans de l’inconscient, la personnalité… ?
– Mais y a –t-il un inconscient ou parle –t-on de sens qu’on a acquis au fur et à mesure ?
– Moi, je me positionne du côté du physio, du philo… En plus, il y a l’expérience de chacun, l’émotionnel, et la mémoire. Et ça me suffit. Parce que quand on dit l’inconscient collectif – j’adore cette phrase en français -, c’est quoi « l’inconscient collectif » ?
– Un passé commun, quelque chose qui est chargé…
– Et pourquoi c’est commun ?
– Parce que c’est contextuel.
– Et qui construit ce contexte ? Un régime de pouvoir, qui va aplatir les choses pour qu’on fonctionne tous pareil…
– Non, je ne crois pas… L’inconscient, c’est du vécu. Ca peut-être le vécu d’avant ta naissance…
– C’est tout ce que tu portes en toi…
– Par exemple, tes grands parents ont vécu la guerre, tu le portes en toi…
– Tu le portes même génétiquement. Généalogiquement-psycho-traumatiquement parlant. En tous cas, les traumatismes, ça change la teneur de tes gènes…
– Oui, mais cette chose décrite par les spécialistes de la psyché, est parfois tellement détachée du corps et de la physicalité…
– Mais c’est dans le corps justement cet inconscient…
– Ce qui est intéressant c’est l’idée de conscience de son inconscience, la disponibilité à faire face à son inconscience, ou à jouer avec…
– J’ai entendu un neuro à la radio, dire que pour l’instant, on parle toujours d’une conscience à priori, et d’un inconscient qui serait caché, mais qu’en fait, d’après de nouvelles études, il y aurait plutôt un inconscient (qui serait là), et tout à coup, la conscience qui surgit ! J’aime bien l’idée que c’est ouvert. Pas caché.
– Mais la psychologie, c’est impalpable, c’est quelque chose qui nous échappe. Souvent dans notre société on essaie de trouver une raison à chaque chose, sans accepter une part d’échappatoire…
– Vous l’avez vécu d’un point de vue pratique pendant ce labo. Quand « Miléna la chilienne », elle vous demande de constater seulement ce que ça vous a fait, je veux dire qu’il ne s’agit pas de commencer à juger, à classer. Mais de goûter la sensation. On ne sait pas la nommer, mais on la situe quelque part dans le corps. Avant que le cerveau analyse que quelque chose a changé, on le sent déjà. Comme quelque chose en dessous de la langue… En danse, il y a une pratique qu’on appelle le mouvement authentique. Tu laisses émerger le mouvement qui vient sans que tu n’aies à le penser, sans qu’il y ait un projet de mouvement, ou que ce soit une réaction au son… Et tu découvres l’existence d’une sorte de méditation en mouvement. Tu laisses advenir, et tu t’écouteras (ou pas) après que ce soit venu. Quand votre corps bouge parce que ça fait longtemps que vous êtes assis devant un spectacle par exemple, c’est un mouvement authentique ! C’est le soma qui réagit, vous n’avez pas eu le temps de vous dire, « ça me gratte », ce sont des ré-accomodations du corps. Souvent tu ne t’en rends même pas compte, en fait. (…) Voilà, là j’essaie de mettre en branle le para-sensoriel, c’est à dire que j’essaie de vous expliquer mes sensations à moi, quand je suis dans cette pratique. Et les mots que je choisis n’expriment sans doute pas tout à fait ce que je ressens vraiment. Mais peut-être qu’à partir de là, ça va générer encore d’autres choses. (…) En tous cas c’est drôle, je trouve que vous dansez de plus en plus, dans vos gestes, quand vous parlez… Et ça, c’est l’haptique…