LABO # 1, JOUR # 4. The Stanford prison experiment, etc.


 

JOUR #4

18 mai 2012.

Aujourd’hui, le labo accueille une bleue.

En l’espace d’une matinée, Maud, 22 ans, danseuse, sera initiée aux joies de l’aveugle, aux turpitudes du mou, et à la substantifique moelle des rapports manipulateur-manipulé. Avec ou sans objets.

Elle arrive fraîche et vierge de tout présupposé,

Quoi que le thème du labo ne lui soit pas totalement étranger : « vous avez jamais joué à la torture, quand vous étiez petits ? » Tout sourire, elle évoque les objets du délit, « des trucs horribles, des aiguilles et des machins », savamment disposés le temps de « créer un climat ». Tout se jouait alors, dans l’aptitude du bourreau à cultiver le suspense autour de deux grandes questions : « qu’est ce qu’il va choisir et qu’est ce qu’il va faire ? ». Mystère.

 

Le donneur d’ordres, l’exécutant et le souffre-douleur

De l’ordre que l’on délègue…

Sans autre forme de procès, Maud va être appelée à participer à une expérience inédite.
Soit trois joueurs, que nous nommerons ici A., B., et C.
Et une nouvelle règle de jeu : A. donne à B., l’ordre d’agir sur C.
En bout de chaine, C., est donc là pour subir.
Sauf outrage suprême, C. devra contourner ou détourner plutôt que refuser.
Le soin de décider qui écopera du rôle du souffre-douleur est laissé aux trois joueurs.
Alex, Marine et Maud sont au centre de l’arène.
Jeux de regards.

Marine sera C.

Reste à départager qui d’Alex ou de Maud, se trouvera en début de chaine.

Maud semble avoir gagné la position de donneuse d’ordre.

Légère panique dans son regard. Elle se désiste.

Alex (A.), donnera à Maud (B.), les ordres qui lui permettront de manipuler Marine (C.).

« Monte sur elle.

Tu veux pas m’aider, là ?

Demande-lui son vrai nom de famille

Ris !

Descend.

Saute sur elle.

Regarde sur son dos.

Qu’est ce que tu vois ?

Descend.

Lève-la, présente-la au public.

Baisse-la un peu.

Attend.

Eloigne-toi.

Regarde-la. »

  1. chuchote à l’oreille de B.
  2. s’en va chuchoter à l’oreille de C.

« Baisse-la encore un peu

Mets-lui les mains dans le dos.

Plie-lui un peu les genoux

Dis-lui de se taire.

Eloigne-toi.

Ramène-la moi.

Mets-la devant moi.

Très près.

Ouvre-lui les yeux.

Toi derrière.

Tu dois lui mettre une claque sur les épaules. Fort.

Quand tu veux.

Mets-la face au public.

Encore.

Quand tu veux.

Un autre endroit du corps.

Lui dis pas où.

Enlève-lui sa veste.

Lève-lui les yeux vers le public.

Ouvre-lui la bouche.

Touche ses dents.

Les canines.

Les molaires.

Les amygdales. »

  1. n’en mène pas large : « C’est pas possible ! »

A n’en démord pas : « Si, c’est possible. »

« Touche lui les amygdales.

Fais-la vomir.

Mets tes doigts dans sa bouche.

Elle va pas mordre. »

  1. se rebiffe : « Qu’est ce que je vais lui prouver ? »
  2. n’en a cure : « Aucune idée.»
  3. tente la dérobade : «  Je suis très sensible… »
  4. ne s’en laisse pas conter.

« Imagine que t’es chez le dentiste.

Imagine le bruit de la roulette.

Touche-lui les amygdales. 

Tire sur sa langue.»

  1. s’excuse auprès de C. d’un air impuissant : « Je suis désolée… »

Puis commence à lui attraper la langue, timidement.

  1. continue à faire pleuvoir ses salves d’ordres.
  2. va s’exécuter.  Bien que tout son corps résiste, tente de s’en défendre.
  3. a l’attitude d’une bête traquée, et dans l’œil, comme un mélange de culpabilité, de dégoût, de réticence douloureuse.

« Mets-la à genoux.

Mets-lui les mains dans le dos.

Touche-lui les amygdales.

Continue.

Plus loin. »

A partir du moment où le haut le cœur se fait entendre dans la gorge de C., A. se met à compter. « Un, deux, trois. »

  1. est sommée de ne pas retirer ses doigts. Elle obéit, tandis que son corps se révolte ; Un, deux trois, son genou cogne trois fois sur le sol.

Elle ne voulait pas ; elle s’est fait violence. 

  1. ne s’arrête pas pour autant.

« Défais le lien de son pantalon.

Raconte-lui ta première aventure sexuelle. Approche-toi et dis-lui juste à elle. Je ne veux pas l’entendre.

Ouvre un peu son pantalon. »

« Tourne autour d’elle regarde-la, regarde sa bouche, sa nuque.

Qu’est ce que tu vois ?

Décris moi sa peau. »

Rire nerveux., B. tente de s’appliquer. Avec l’expression embarrassée de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’on attend d’elle.

  1. : « Qu’est ce que tu trouves laid sur son visage ? »
  2. : « Rien. »
  3. : « Tu mens. Qu’est ce qui est moins réussi ? Il y a forcément quelque chose de moins réussi ».

« Mets-la à 4 pattes. Caresse sa nuque

Remonte sa tête vers le public.

Caresse son dos.

Décris-moi son tatouage. »

  1. : « Parle-moi de son autre tatouage, celui que t’as encore pas trouvé. »
  2. : « T’es sûr qu’il y en a un autre ? »
  3. : « Je te laisse 20 secondes pour le trouver. Vingt. Dix neuf. Dix-huit (…) Quatre. Cherche. Trois. Cherche vraiment. »

Pas fière, B. allonge C.

Chez les spectateurs, le malaise est aussi palpable.

Les yeux rivés sur le pantalon entrouvert dont A. ne parle pas, et que B. ne se résout pas à enlever à C.. Si tatouage il y a, il sera forcément quelque part en dessous…

Public figé. Position du voyeur, partagé entre curiosité malsaine (jusqu’où accepteront-ils d’aller ?), et espoir de voir l’un des protagonistes se révolter. Désir d’en finir pour dissiper l’inconfort. Mais spectateurs, joueurs, même combat : personne ne bronche. The show must go on.

« Est-ce que t’as regardé partout ?

Regarde partout.

Ramène-la vers moi.

Referme son pantalon

Rattache-le.

Lève-la, mets-toi face à elle, approche.

Tu sens la distance qui reste entre elle et toi.

Regarde-la.

Arrête de sourire.

Combien tu penses qu’il reste de place entre ses yeux et les tiens ? 

Tu peux encore t’approcher.

Tu ne dois pas la toucher.

Descends un peu, descends encore.

Arrête de sourire.

Incline la tête.

Recule. Reviens où tu étais.

Plus près.

Recule.

Reviens. Repars.

Plus vite. Regarde-la.

Ouvre-lui la bouche.

Grand la bouche.

Fais lui sortir la langue de sa bouche.

Incline la tête, approche, lâche la langue.

Ouvre ta bouche.

Mors-lui la langue. Doucement. »

  1. se tourne vers le public : « Elena, prends le relai (de moi). »

Il a atteint sa limite. Lui aussi a pris sur lui. Lui aussi s’est fait violence.

Autre donneur d’ordres, autre style. Les directives sont plus sportives (« Prends-la dans tes bras, fort, plus fort, soulève-la, tu marches, tu cours, fais le cheval… »). Ton plus coach, tour à tour autoritaire, agacé, paternaliste, rigolard.

  1. et C. s’y accoutument. En moins de cinq minutes, B. est plus qu’essoufflée.

La donneuse d’ordres raccroche les gants : « On s’arrête, là non ? »

On s’arrête.

***

De l’art de renverser la charge de la violence

Ou, qui est victime, quand l’ordre est délégué ?

Une quarantaine de minutes se sont écoulées et tout le monde est soufflé.

En dépit de toutes les projections, le souffre-douleur (ledit C., en bout de chaine) n’aura pas été la véritable victime de l’expérience.

Marine confirme : « Ma position était hyper confortable. Je crois que ça aurait pu aller très loin, ça ne touche pas vraiment l’intime. Tu es victime désignée, mais un moment tu acceptes cette règle-là, et c’est comme si tu enlevais l’émotion.»

Phénomène de déconnection. La position de C. l’a officiellement rendue non responsable. De son côté, pas de problème de conscience.

La pire des situations, c’est celle de l’intermédiaire, exécutant qui subit l’ordre et le fait subir, même « à l’insu » de son plein gré…

  1. est en permanence la proie d’un conflit intérieur.

Le public a vécu cette violence-là comme une évidence épidermique

Son empathie allait vers B. Aucune inquiétude pour C.

Chacun y est allé de sa stratégie d’auto-protection. Lucien s’est planqué derrière la petite caméra (mais il ne s’est pas résolu à tout filmer), comme la journaliste derrière son clavier. Elena a commencé à faire des commentaires. Isona a détourné le regard.

  1. aussi a souvent détourné le regard. Tout en donnant ses ordres, d’une voix qu’il ne se connaissait pas. Posée et sans appel, d’une autorité sourde.

Il s’est interdit d’aller vers la limite physique, parce qu’il sait trop bien comment par l’épuisement, tu fais craquer quelqu’un sans peine. En l’abandonnant sur un pied, par exemple.

Mais il ne s’est pas tellement reconnu non plus dans les limites mentales qu’il est allé chercher, en donnant l’ordre à B., de faire faire à C. ce que lui même n’aurait pas voulu qu’on lui fasse. Il s’est autocensuré parfois, est revenu en arrière à certains moments. N’empêche qu’il sait, lui, toutes les vicissitudes qu’il n’a certes pas verbalisées, mais auxquelles il a pensé… Comme tout ce qu’il ne voulait pas faire, comme l’espèce de plaisir retiré de ce qu’il ne voulait pas faire…

***

De l’art de se laisser aller à agir contre son propre gré…

Pouvoir de la situation, pression du groupe et autres variables psychologiques.

Dans la rétine des spectateurs, une image est restée. Celle de Maud, tapant du pied, visiblement révulsée à l’idée d’enfoncer ses doigts jusqu’au amygdales de Marine. « Et pourtant, elle l’a fait… », ne cesse-t-on de répéter à qui veut l’entendre. « Dans un contexte de laboratoire, où tu fais des exercices. Où il n’y a aucune raison qu’on t’oblige à faire ce que tu ne veux pas faire. »

Chacun a en tête une version de l’expérience de Milgram, ou de ses déclinaisons, qui se télescopent plus ou moins dans la mémoire des uns et des autres…

Il faut dire que notre petite expérience sur ces ordres que l’on délègue flirte avec les problématiques explorées par un certains nombres de protocoles dûment labellisés, rentrés dans l’histoire de la science psycho-sociologique, voire revisités lors de plus récentes émissions de télé-réalité et autres faits divers…

The Human Behavior Experiments

Film d’Alex Gibney pour Sundance channel.

2006, 66 mins, Color.

Parmi les explorateurs du comportement humain, le Dr. Philip Zimbardo, professeur à Stanford en psychologie sociale, a pu tester comment, un ensemble de pressions bien placées parviennent à maintenir un individu dans le rôle social qu’il a initialement accepté.

Ou comment face à certaines situations, des personnes ordinaires peuvent se laisser tenter par des rôles qui ne leur ressemblent pas, jusqu’à commettre des actes dont ils ne se seraient pas cru capables.

En 1971, Zimbardo recrutait 24 étudiants, qui par tirage au sort, allaient devenir les prisonniers ou les gardiens d’une prison reconstituée pour deux semaines.

Au bout de six jours, il interrompt cette Stanford Prison Experiment, après que sa petite amie de l’époque, également diplômée en psychologie, ait actionné la sonnette d’alarme. De jour en jour, les « gardiens » devenaient de plus en plus sadiques face à des « prisonniers » ayant totalement assimilé leur artificielle condition.

Surintendant de la fausse prison devenue plus vraie que nature, Zimbardo lui même, n’avait plus le recul nécessaire pour voir à quel point l’escalade des abus de pouvoir en tous genre, avait fait basculer les sujets de l’expérience dans la réalité de la maltraitance.

 

Quiet Rage – The Stanford Prison Study.

Film de Ken Musen et Philip Zimbardo

1991, 50 mins, Color.

Stanford Instructional Television Network

 

To be continued…