VARIATION SUR LE « DISTANT FEELING(S)»
Se réveiller ensemble… chacun chez soi.
Protocole de Maxime (envoyé par mail la veille):
« Il faut se connecter à Zoom.us à 9h et placer son ordinateur, ou son smartphone à l’endroit où on se trouve à cette même heure. Et continuer notre train-train habituel.
La conversation durera 15 minutes. Après ces 15 minutes, vous pourrez vous déconnecter. (laissez bien le son et la vidéo active)
La réunion sera enregistrée. »
10h : Visionnage de la vidéo zoom du matin.
A la fin de la vidéo on assiste à la déconnexion progressive des participants, 4 cases, 2 cases, 1 seule.
RETOURS ET DÉBORDS :
À partir d’un certain moment ça ne m’intéresse plus de regarder. Ça serait peut-être plus intéressant s’il n’y en avait que 2.
Ce qu’on retient c’est « une idée du matin » mais je n’arrive pas à créer des histoires, il y a trop de cases.
Ça fait penser à Bill Viola
Ou à Pierrick Sorin « les réveils »
Maxime : Ça m’a fait prendre conscience de mes mouvements, de ce que je fais le matin sans y prêter attention.
J’ai eu la sensation que je ne pouvais pas m’extraire du fait que c’était filmé. J’ai pris conscience des sons que je produisais, que je produis tous les jours sans y prêter attention.
Il me semble que ça confirme ce dont on a parlé hier : pour créer le réel, il faut penser un dispositif. La simple captation ne fonctionne pas.
Quelles seraient les règles à mettre en place pour capturer du réel ? Pour que cette capture soit acceptée comme règle ? Quel protocole pour qu’on puisse jouer le jeu ? Dans ce cas le dispositif était biaisé très vite, beaucoup se sont préparés à l’avance pour éviter de se montrer dans leurs activités « intimes » de ce moment-là de la journée, ou on fait une « mise en scène ».
Quels paramètres peut-on faire varier? Qu’est-ce que ça changerait si on allongeait le temps, si quelqu’un d’autre choisissait le cadrage ?
Pour que le protocole soit moins passif, qu’on joue d’avantage le jeu, on aurait pu se dire qu’on allait partager notre routine du matin à distance.
Paradoxalement, avec les yeux fermés (expérience jour 5) on était hyper présents ; là on subit la « caméra témoin ».
Est-ce que vous pensez qu’il y a 10 ans, 20 ans, vous auriez trouvé ça intrusif ? Moi je crois que oui, mais là j’ai l’impression que maintenant on s’est habitué à être sur écran.
Oui pour moi aussi il y a 10 ans j’aurais probablement trouvé ça très étrange à expérimenter.
Ça faisait quand même un peu l’effet de s’être fait hacker sa caméra.
Mais pour moi le fait que le distant feeling (yeux fermés) était enregistré « me gâchait » le moment, ça enlevait d’une certaine manière le côté unique, le moment de partage entre nous.
C’est intrusif si on ne passe pas un pacte en amont, pour se dire ce qu’on va faire ensemble.
J’ai retrouvé des captures d’écran de conversation MSN de quand j’avais 14 ans. Je me souviens qu’à l’époque je trouvais que les effets de présences étaient incroyables alors que c’est très pixelisé, sans cadrage etc… la technologie était rudimentaire mais l’effet était incroyable, c’est un peu l’entrée en gare du train de la Ciotat… Je mesure la différence avec aujourd’hui.
J’ai eu une relation amoureuse à distance avant l’arrivée de Skype, et je me souviens de ce que les différentes technologies ont modifié dans cette relation. On est passé de la lettre au téléphone puis à Skype et c’était en fin de compte très déceptif cette technologie. L’arrêt des conversations skype était très dur, ça donnait une impression de brutalité.
Christine : Oui c’est ce que nous disent beaucoup de témoins dans nos expérience de conversations via les écrans, la coupure est très dure.
En passant de la lettre au téléphone au skype c’est la place de la projection mentale privée qui diminue, il y a de plus en plus d’éléments de « réel » et la durée devient de plus en plus indéfinie. Dans la lettre il y a du différé et de l’attente, dans le téléphone il y a la contrainte du temps (à l’époque du moins) car ça coûte cher. Il y a moins d’interprétation possible que lorsque on voit le visage de l’autre.
Sans compter les décalages de temps et d’espace qui sont comme gommés alors qu’ils se ressentent beaucoup, parler à 8h du mat sous un grand soleil à quelqu’un pour qui c’est la fin de journée sous la pluie ça crée du décalage, ça met une distance alors même qu’on semble se rapprocher par l’image, le son, l’immédiateté de la conversation par écran.
L’écran change le rapport à la durée, au temps, ça crée une continuité fausse, ça occulte la discontinuité et la distance.
En fait quand tu es face à l’image tu es en interaction, tu n’es plus en toi. Quand on écrit on vit sa vie à côté.
D’une certaine manière la conversation vidéo cristallise le faux, l’impossibilité du commun, le faussement proche, c’est ça aussi qui crée cette violence de l’arrêt de la conversation, de la déconnexion.
Ce qu’amène la contrainte économique quand la communication coûte cher c’est une économie de la parole, il faut limiter, choisir, c’est une contrainte avec laquelle il faut jouer, ça fait règle du jeu d’une certaine façon.
Dans la conversation via écran il n’y a pas de hors-champs, ça concentre l’attention, ça la focalise à l’extrême.
Ce type de conversation notamment dans une relation à distance ça devient vivable s’il y a une mise en scène, un défi, un projet commun.
Quelles sont les conditions de cette relation (écranique) ?
Il faut chercher à mettre les 2 personnes dans le même contrat, le même pacte. Mettre en place un contrat pour pouvoir « agir ensemble », repousser le côté passif de l’expérience.
C’est la différence que nous avons expérimentée entre le zoom yeux fermés (distant feeling jour 5) et le zoom au réveil (jour 6) : la différence entre faire quelque chose ensemble ou se laisser « capter » par la caméra.
Cette question elle est au cœur du cinéma d’Haneke, dans Funny Games par exemple.
Annie : Personnellement je n’organise pas la performance de la même manière si elle est enregistrée, live ou en ligne. Le rapport du public change, donc les règles du jeu aussi.